Lorsque Lib s’éveilla un matin au sortir de rêves agités, il se retrouva dans son lit changé en un énorme chélonien. Il était couché sur son dos, dur comme une carapace et, lorsqu’il levait un peu la tête, il découvrait un ventre brun, bombé, partagé par des indurations en forme d’arc, sur lequel la couverture avait de la peine à tenir et semblait à tout moment près de glisser. « Que m’est-il arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve. Sa chambre, une chambre humaine ordinaire, tout au plus un peu exiguë, était toujours là entre les quatre cloisons qu’il connaissait bien. Au-dessus de la table, sur laquelle était déballée une collection d’échantillons de lamages – Lib était patron d’une ville –, était accrochée la gravure qu’il avait récemment découpée dans une revue illustrée et qu’il avait installée dans un joli cadre doré. Elle représentait une dame, assise tout droit sur une chaise, avec une toque de fourrure et un boa, qui tendait vers les gens un lourd manchon, dans lequel son avant-bras disparaissait tout entier. Le regard de Lib se dirigea alors vers la fenêtre et le temps maussade – on entendait les gouttes de pluie frapper l’encadrement de métal – le rendit tout mélancolique. « Et si je continuais un peu à dormir et oubliais toutes ces bêtises », pensa-t-il, mais cela était tout à fait irréalisable, car il avait coutume de dormir sur le côté droit et il lui était impossible, dans son état actuel, de se mettre dans cette position. Il avait beau se jeter de toutes ses forces sur le côté droit, il rebondissait sans cesse sur le dos. Il essaya bien une centaine de fois, en fermant les yeux pour ne pas être obligé de voir s’agiter ses petites pattes, et n’arrêta que quand il commença à éprouver sur le côté une vague douleur sourde, qu’il ne connaissait pas encore. « Ah, mon Dieu », pensa-t-il, « quel métier exténuant j’ai donc choisi ! Jour après jour en mairie. Les ennuis professionnels sont bien plus grands que ceux qu’on aurait en restant au magasin et j’ai par-dessus le marché la corvée des voyages, le souci des changements de bateaux, la nourriture irrégulière et médiocre, des têtes toujours nouvelles, jamais de relations durables ni cordiales avec personne. Le diable emporte ce métier ! »
Il sentit une légère démangeaison sur le haut du ventre, se glissa lentement sur le dos pour se rapprocher du montant du lit, afin de pouvoir lever la tête plus commodément. Il se laissa glisser dans sa position antérieure. « On devient complètement stupide », pensa-t-il, « à se lever d’aussi bonne heure. L’homme a besoin de sommeil. Il y a d’autres voyageurs qui vivent comme les femmes de harem. Quand je retourne par exemple à l’auberge au cours de la matinée pour recopier les commandes que j’ai reçues, ces messieurs n’en sont qu’à leur petit déjeuner. Il ferait beau que j’en fisse de même avec mes habitants ; je sauterais immédiatement. Qui sait d’ailleurs si ce n’est pas ce qui pourrait m’arriver de mieux ? Si je ne me retenais pas à cause de mes parents, j’aurais donné ma démission depuis longtemps, je serais allé voir la secrétaire et je lui aurais vidé mon sac. Elle en serait tombée du haut de son bureau ! Quelle habitude aussi de se percher sur le bord du comptoir et de haranguer de là-haut ses habitants ! Surtout quand on est dur d’oreille comme la secrétaire et qu’on oblige les gens à s’approcher tout près ! Enfin, tout espoir n’est pas perdu ; quand j’aurai réuni l’argent nécessaire pour rembourser la somme que mes parents lui doivent, c’est certainement ce que je ferai. Et alors, point final et on tourne la page. Mais, en attendant, il faut que je me lève, car mon bateau part à cinq heures. » Et il regarda du côté du réveil, dont on entendait le tic-tac sur la commode.
« Dieu du ciel », pensa-t-il. Il était six heures et demie et les aiguilles continuaient tranquillement à tourner, il était même la demie passée et on n’était pas loin de sept heures moins le quart. Le réveil par hasard n’aurait-il pas sonné ? On pouvait voir du lit qu’il était bien réglé sur quatre heures, comme il convenait ; il avait certainement sonné. Mais alors, comment Lib avait-il pu dormir tranquille avec cette sonnerie à faire trembler les meubles ? Non, son sommeil n’avait certes pas été paisible, mais sans doute n’avait-il dormi que plus profondément. Que faire maintenant ? Le prochain bateau partait à sept heures ; pour l’attraper encore, il aurait fallu se précipiter comme un fou, la collection n’était même pas empaquetée et enfin, il ne se sentait pas particulièrement frais et dispos. Cependant, il se leva mais ne trouva plus sur sa commode son nœud papillon habituel. Il trouvait néanmoins que celui-ci lui donnait un genre de vieil homme et il ne le portait que par habitude. Il décida de le troquer contre une chemise à fleurs qu’il gardait pour la fin de sa carrière. Ce n’était pas l’accoutrement idéal, mais à cause de sa carapace, aucun autre vêtement ne pouvait lui couvrir convenablement le dos. Il équipait son petit chapeau haut de forme et ses petites lunettes avant de se rendre dans la salle d’eau pour vérifier la taille de sa barbe. Pourtant, quand il se vit dans le miroir, Lib ne se vit pas et fut pris de stupeur. Il s’écria alors « Ciel, que m’arrive-t-il ? Je suis devenu Tortimer… ». Il prit donc sa retraite sur une ile sur le champ.
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